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Note de lecture
Le nouvel esprit du capitalisme
de Luc Boltanski & Eve Chiapello
(nrf essais Gallimard)


Notes de lecture de XXX   L’auteur de ces notes de lecture a souhaité garder l’anonymat.   Novembre 2008

Origine : http://france.attac.org/archives/IMG/pdf/le_nouvel_esprit_du_capitalisme.pdf


On lira successivement :
Page 1. Pourquoi j’ai eu envie de me « farcir » ce pavé.
Page 2. En guise de hors d’oeuvre : « Gomorra » de Roberto Saviano…
Page 2… et « Quand le capitalisme perd la tête » de Joseph Stiglitz.
Page 4. Petite parenthèse d’actualité : La crise dite des « subprimes »
Page 5. Les trois phases du capitalisme ; la critique sociale classique, la critique « artistique »
Page 6 : la notion d’ « épreuve » (quels sont les critères de légitimité ?); l’adhésion au capitalisme n’est pas naturelle, il y a donc fortement besoin d’une idéologie dite « l’esprit du capitalisme », pour obtenir l’engagement de tous les acteurs. Au tournant des années 70, le besoin d’autonomie des cadres a rencontré le besoin de renouvellement des entreprises.
Pages 7 et 8 : le capitalisme a du inventer sans cesse de nouveaux besoins ; l’organisation du travail a été bouleversée (direction par objectifs, management par projet, flexibilité, « client au centre », externalisation des fonctions non stratégiques) .
Page 9 : Les « épreuves » qui jalonnent une carrière changent complètement. Le critère dominant est l’employabilité en fin de projet. Le héros moderne doit aussi quelque part être un « martyr ».
La prise de pouvoir par la finance.
Page 10 : Dictature du court terme, compression des dépenses (et d’abord des dépenses de personnel) .Les nations sont aujourd’hui réduites à l’impuissance du fait de la mondialisation.
Page 11 : Par quel miracle le corps social accepte-t-il l’exclusion comme principal vecteur de la société ? Il suffit de dire que l’exclu du monde du travail est un incapable, un paresseux (c’est bien de sa faute)…
Page 12 : pour un statut pour le travailleur nomade ; les biens communs fondamentaux, comme l’air et l’eau, la diversité biologique, devraient être mis à l’abri de l’emprise de la sphère marchande.

La lecture de ce livre a été motivée par la recherche d’explications à la situation proprement stupéfiante que nous vivons actuellement : alors que la situation sociale se dégrade à une vitesse incroyable (cf. numéro hors série de Citoyen du monde à Montrouge, « la démolition des conquêtes sociales »), jamais la résistance n’a semblée aussi faible, voire inexistante.

Que la droite soit telle qu’on la subit est dans la nature des choses, il est normal que le tigre ou le ténia fassent avec constance leur boulot de prédateur ou de parasite. Par contre le triomphe indécent de la droite ne tient aucunement à ses mérites propres (nul exploit, nul complot machiavélique, au contraire on use et abuse de vieilles ficelles qui marchent avec une facilité déconcertante), mais bien à l’absence notoire de forces d’opposition. L’encéphalogramme plat de la gauche ne tient pas à un problème conjoncturel d’absence de leader ou de malencontreux calendrier électoral, il dure depuis un quart de siècle et a des causes profondes : la gauche a perdu la guerre idéologique parce qu’elle a une (voire deux) guerres de retard (et O. Besancenot, qui reprend de vieilles lunes âgées d’un demi siècle, semble paradoxalement plus en phase avec l’actualité, non tant parce qu’on aurait tourné de 360° exactement - car aucune régression ne fera se répéter l’histoire à l’identique - que parce qu’il vaut mieux avoir des idées obsolètes que pas d’idées du tout).

Une première explication à la déliquescence du PS actuel, et qui vient immédiatement à l’esprit, pourrait être le fait que la classe politique est une classe à part, qui « roule » pour elle même, et non pour ceux qu’elle prétend représenter. Mais cela n’explique rien du tout, premièrement parce que c’est un mal inhérent aux démocraties (né avec elles et qui disparaîtra avec) qui sévissait déjà autrefois et qui touche autant la gauche que la droite. Ce n’est pas un fait nouveau, et donc ce ne peut être l’explication recherchée (même si ce n’est pas anodin, loin s’en faut). Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer le rôle de l’accidentel dans l’histoire, et le résultat de mai 2007 peut s’interpréter comme la défaite d’une médiocre star médiatique contre une autre plus brillante (mais si le nez de la candidate eut été différent, la face du monde en aurait-elle été changée ?).

Avant d’aborder le coeur du sujet, il me semble important de rappeler le contexte et de présenter en préambule deux aspects complémentaires et structurants (qui sont plus évidents que ceux qui font l’objet du livre dont je vais parler). Il est utile de les avoir à l’esprit pour avoir un tableau complet du paysage. Ils sont fort bien synthétisés par deux livres récents bien connus :

1) Le premier élément de contexte à avoir à l’esprit est une leçon de micro-économie et le bouquin à lire est « Gomorra » de Roberto Saviano. Il ne se lit pas comme un roman. Ce n’est pas non plus un pamphlet ou un essai (il ne prétend rien démontrer) c’est plutôt un reportage (il relate simplement des faits, dont l’accumulation fait sens). L’erreur d’interprétation totale serait évidemment de croire qu’il s’agit de folklore napolitain. Il démontre au contraire comment agissent les lois universelles de la nature humaine. Comment la misère, et surtout l’absence totale de perspectives d’avenir, est le terreau du crime organisé par le clientélisme. Ce qu’il advient quand les simples rapports de force ont le champ libre et ne sont pas contenus par des forces sociales incorruptibles dévouées au bien public. De tout temps et en tout lieu, le plus court chemin vers le profit (net d’impôt) a été la violation des règles de la communauté. Et il n’y a pas de limites à l’imagination pour détourner les règles.

Ainsi l’écologie (qui pourrait devenir le premier business de demain) offre toute la gamme d’activité, de la plus vertueuse à la plus illégale. On voit comment l’obligation de dépolluer engendre (par effet pervers classique) un business illégal (pour la maffia : « les ordures c’est de l’or »), exactement comme la prohibition (issue de la louable intention de lutter contre l’alcoolisme) a créer de toute pièce le business d’Al Capone. Le commerce le plus lucratif est de faire bon marché de la morale, et le terrain de jeu est mondial. La convergence de vues entre l’ultra libéralisme, qui veut amoindrir le rôle des Etats, et la maffia, qui veut neutraliser les juges, est totale. La maffia moderne s’appuie d’ailleurs, en brouillant savamment les pistes, sur toute la palette des activités, entre l’ombre et la lumière, depuis les portes-flingues jusqu’aux sociétés (pourvoyeuses d’emplois) ayant pignon sur rue. Comme le nouveau capitalisme, la nouvelle maffia ne se repose pas sur ses rentes historiques (le racket, la drogue), mais se renouvelle en permanence et consomme à cadence rapide des patrons de plus en plus éphémères (qui ne sont plus des « parrains », mais des opportunistes portés par de nouveaux « business models »). Ceci adossé à des réseaux de corruption profondément enracinés et d’une résilience à toute épreuve. Le mimétisme avec l’ultra libéralisme poussé jusqu’à ses ultimes conséquences est confondant. Il suffit de comprendre qu’un « patron voyou » est d’abord un voyou (voir l’affaire Enron), et tout est dit. Donc rien de nouveau sous le soleil.

2) Le second élément de contexte, sans lequel on ne peut rien comprendre, est une leçon de macro-économie, et le bouquin à lire est « Quand le capitalisme perd la tête » de Joseph Stiglitz. C’est un ancien conseiller de Bill Clinton qui a été Vice Président de la Banque Mondiale et qui sait de quoi il parle. Il a démissionné car il s’est rendu compte qu’il était complice d’un crime contre l’humanité (dont le FMI de l’époque était le fer de lance, imposant aux pays secourus des conditions de remboursement telles que le remède ne pouvait que tuer le malade, comme les saignées des médecins de Molière). Il montre que la prise du pouvoir par la finance, sans entraves ni réglementations (qui est l’essence même de l’économie moderne) n’est pas l’effet d’un choix rationnel des puissants (qu’on imaginerait soucieux de leur intérêts égoïstes bien compris) mais le simple effet d’un parti pris idéologique de la part d’une coterie d’« intégristes du marché ». Le grand prêtre de ce dogme était Milton Friedman et les principaux croisés Thatcher et Reagan. Bien sûr quelques sordides intérêts privés ont agi et continuent d’agir en coulisse, mais ce ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt, le ressort profond en est symbolique (ici c’est moi qui commente) : le bonheur doit être impossible sur cette Terre (Bush et les talibans sont bien d’accords là dessus) et il est profondément immoral que les classes moyennes vivent de mieux en mieux sans devoir suer sang et eau (quoi de plus dégoûtant qu’un chômeur bien indemnisé, alors qu’un nanti de bon aloi ne peut savourer ses loisirs aux Bahamas qu’après avoir risqué pour de vrai son bon argent dans les affaires ?). La faute en est aux mécanismes de redistribution qu’il faut donc détruire (voir la haine de Thatcher contre les syndicats) et remplacer par la loi d’airain du comptable : un sou est un sou et doit être l’objet d’une vénération égale au mal qu’il faut se donner (et surtout donner aux autres) pour le gagner. L’autre credo est que la sagesse des marchés (la fameuse « main invisible », dont l’intelligence serait supérieure à celle de n’importe qui) n’est rien d’autre que la manifestation de la Divine Providence. Voilà la véritable motivation de l’adoration du marché : c’est une force transcendante qui met chacun à sa place et évacue la question sociale. Elle n’a pas pour objectif la prospérité générale, qui n’est évoquée que pour les besoins de la propagande. Elle n’a pas davantage pour objectif, et c’est le grand paradoxe, la prospérité des classes dominantes. Le peuple des lions, soucieux de ses intérêts, devrait s’intéresser à la santé du peuple des antilopes. Ford s’était fait traiter de malfaiteur par ses pairs quand il a commencé à payé ses ouvriers 5 dollars, avant que tous ses concurrents lui emboîtent le pas (après qu’ils eurent compris qu’on ne fait pas tourner une usine pour ne fabriquer que des automobiles de patrons). Mais Keynes s’est fait renvoyer à ses chères études à une époque où tout le monde croyait que le progrès et la prospérité générale étaient une fatalité. Finalement les lions sont plus jaloux de leurs privilèges que véritablement soucieux de leur intérêt, et il est plus ennuyeux pour eux d’être simple pasteur que - non plus chasseur - mais braconnier des troupeaux (entretenus par d’autres).

Certes, il n’y a pas d’autre mécanisme pour fixer les prix que le marché (et nul n’est assez fou pour proposer de revenir à la planification quinquennale) mais la « perfection » des marchés, qui tendrait à maximiser le bien être de tous, n’est qu’un mythe qui n’a jamais été démontrée (et Adam Smith lui-même était beaucoup moins péremptoire là dessus que ses apologistes).

Au contraire les travaux récents (dont ceux de J. Stiglitz qui a eu le pseudo Nobel pour ça) montrent le rôle central joué par l’asymétrie des niveaux d’information entre les acteurs (comme entre un employé et son patron) et qu’un marché parfait réduit les profits à néant (raison pour laquelle tous les géants économiques réclament un maximum de concurrence - pour les autres - et prospèrent au creux de monopoles bien nichés). Les chantres du salut par davantage de liberté des marchés ne sont pas plus « éclairés » que n’importe quel fondamentaliste illuminé, et leurs discours doivent être décodés comme tels. Ce livre se lit comme un roman (il est très bien écrit). Il montre les effet catastrophiques de cette idéologie destructrice sur le monde capitaliste libéral (la Chine, qui n’en fait pas partie, est le contre exemple) où la croissance est passée de 5% à péniblement 2%, le chômage du plein emploi à 25% de précarité, le revenu des salaires diminuer de moitié dans la part de la valeur ajoutée.

On assiste au retour de la misère du temps de Dickens dans les pays développés parallèlement à une exacerbation du pillage des pays du sud. Prétendre que la prospérité des riches va retomber en pluie fine sur les plus démunis est une légende (soigneusement entretenue) qui a la vie dure : injecter de l’argent par le haut ne sert qu’à alimenter les bulles spéculatives, alors que Keynes avait bien démontré que pour relancer l’économie il faut distribuer du revenu aux plus pauvres (car ils sont – eux - dans l’obligation de consommer).

Ce livre, antérieur à la crise actuelle, est particulièrement éclairant, c’est la même politique qui sème la misère sur son passage comme autant d’ouragans successifs : le ratage de la Russie, l’effondrement de l’Argentine, la crise asiatique, la bulle Internet en 2001... Et ce sont les mêmes pompiers pyromanes qui sont aux commandes. Il permet de comprendre que si on ne change pas les règles (si on se contente d’injecter encore plus de liquidités aux mauvais endroits) on ne fait que remettre de la poudre pour la prochaine bombe (les LBO et autres CDS ?), sans éteindre la mèche.

On pourrait objecter que l’argent n’est rien d’autre que la valeur qu’on veut bien lui accorder (fiduciaire signifie confiance) et que le sort du Roi Midas n’est pas enviable. C’est vrai, mais il faut bien comprendre les deux rôles de l’argent : premièrement il permet d’échanger des bien sans que le producteur et le consommateur aient à se regarder dans les yeux (par rapport au troc il est moins évident de deviner de quel coté est l‘arnaque, d’où la fluidité des échanges, notamment bien évidemment à distance), deuxièmement il permet d’échanger un bien d’aujourd’hui contre un bien de demain (économies des ménages et fonds de pension), ce qui est une source inépuisable d’arnaques : le bien actuel existe, le bien plus x% de demain existera ou pas (d’où la question du risque). La crise financière affecte pour finir l’économie « réelle » comme on dit (on ne saurait mieux avouer l’ « irréalité » de la finance) par le biais de l’arbitrage imposé entre le présent et le futur (pour un banquier un taux élevé représente une forte aversion au risque, pour le commun des mortels c’est une forte dépréciation de son futur).

Petite parenthèse d’actualité : La crise dite des « subprimes » n’est que le résultat d’une vaste arnaque sur les risques de défauts de paiement. A un bout le la chaîne toute l’Amérique vit à crédit au dessus de ses moyens sur le dos du reste du Monde (lequel de son coté entasse de l’épargne par peur des lendemains qui déchantent, et se croit obligé pour l’instant - et faute de mieux - d’accorder crédit à la première économie mondiale). L’inflation est prétendument maîtrisée car il n’y a plus d’augmentations de salaires (les travailleurs, mis en concurrence parfaite avec le tiers monde, sont hors d’état de négocier, et ils consomment des produits bons marchés fabriqués ailleurs, par infiniment plus pauvres qu’eux). Au sortir de l’explosion de la bulle Internet, A. Greenspan a pu faire tourner impunément la planche à billets pour relancer la chaudière (baisse des taux, donc du coût de l’argent). Lesquels billets ont simplement fait monter les prix de l’immobilier (triplement des prix en 10 ans), promu nouvel Eldorado.

Chaque propriétaire (même à crédit) se croit riche, sans réfléchir qu’il devrait se convertir en SDF pour réaliser sa bonne affaire, car s’il vend son logement il doit immédiatement en racheter un autre au même tarif. Des démarcheurs payés au volume vendent à tour de bras des prêts immobiliers garantis par des hypothèques sur les maisons (dont la valeur semble devoir monter jusqu’au ciel). L’invention diabolique de la « titrisation » des créances immobilières permet aux banques de se débarrasser des risques de défauts de paiement en fabriquant du « papier » sur lequel se jettent avec avidité tous les capitaux baladeurs en mal de rentabilité.

Comme les taux sont maintenus artificiellement bas par la Fed, des rendements de 15 % ne sont atteignables qu’en échange d’une prise de risque (que la cupidité fait accepter avec joie).

Comme les banques n’ont plus à gérer le risque dont elles se sont habilement débarrassées, elle prêtent à n’importe qui (on ne vérifie plus la solvabilité des emprunteurs). Ayant sorti ces prêts de leur bilan, les banques n’ont plus à provisionner de fonds propres pour garantir les prêteurs (contournement les règles prudentielles), donc ce business peut croître sans être limité par la solidité des banques. La machine s’emballe et la bombe est amorcée. Les premiers défauts de paiement de ménages ne pouvant plus faire face à des emprunts à taux variables, et le premier fléchissement du marché immobilier devenu inabordable, induisent un doute sur la valeur de ce papier qui devient invendable au moment précis où chacun voudrait s’en débarrasser. Chaque financier ne regarde plus son collègue comme un potentiel gogo, ou un complice, mais comme plus menteur que lui. Le système implose. Comme ce papier empoisonné a été disséminé insidieusement partout, grâce à plusieurs niveaux d’asymétrie d’information emboîtés, il semble aussi difficile d’en faire l’inventaire que de laver la Campanie de la dioxine enfouie par la maffia. Chacun se réveille donc un matin dans un monde de bandits. On remarquera en passant que Bush n’est pas devenu socialiste parce qu’il renfloue les banques avec l’argent des contribuables, c’est au contraire parfaitement cohérent : assécher les caisses de l’Etat est le meilleur moyen de l’affaiblir et, plus profonde sera la dette publique, plus les administrations suivantes seront réduites à l’impuissance.

Le problème de fond n’est pas que tout cet argent (ces créances ou ces assignats plus ou moins virtuels) foisonnent ou tombent en poussière dans les coffres de paradis fiscaux, mais qu’il soit soustrait à la consommation des pauvres aujourd’hui et aux investissements productifs pour demain (écologie, éducation). L’autoconsommation de la finance sur elle- même n’est qu’un trompe l’oeil : s’il n’y a plus de demande ni d’investissement il n’y a plus d’activité économique du tout. La crise fait tomber aujourd’hui les masques de certains et les oeillères d’autres, mais il faut bien se rendre compte que ce hold-up a commencé ses méfaits dans les années 80. C’est comme si l’humanité toute entière était réduite en esclavage pour ériger de plus en plus de grandes statues inutiles (à l’effigie du Dieu Marché) sur l’Isle de Pâques épuisée qu’est devenue notre planète.

3) Tout ceci n’explique pas pourquoi la critique reste impuissante alors qu’un boulevard lui semble ouvert (si elle était seulement armée du plus élémentaire bon sens). C’est tout l’intérêt du livre « le Nouvel Esprit du Capitalisme » que de montrer comment la critique s’est insidieusement paralysée. Une première mise en garde est que ce livre ne donne pas à lui tout seul la totalité de l’explication, il a simplement le mérite d’éclairer la partie la moins immédiatement évidente du problème (le point aveugle de la gauche en quelque sorte). C’est un livre de chercheurs (HEC+CNRS+EHESS) qui en a les mérites (honnêteté et rigueur dans les faits rapportés, profondeur des interprétations) et les défauts (800 pages assez rébarbatives). L’essentiel de la matière vient d’enquêtes et de documents prélevés au sein des entreprises, c’est donc une analyse in situ et non des élucubrations en chambre.

-o-

Venons-en donc à l’ouvrage lui-même.

Le premier repère qui structure la thèse est de démontrer qu’il y a eu 3 grandes phases du capitalisme : celui des débuts, le capitalisme patrimonial, où le patron et le propriétaire ne faisaient qu’un, puis la seconde phase, celle de la société anonyme et du taylorisme, pendant laquelle les économies d’échelle ont fait advenir des sociétés géantes (à propriétaires innombrables et impuissants) qui devaient être gérées par des directeurs compétents et salariés. La complexité croissante de l’activité a mobilisé une armée de cols blancs qui a alimenté l’ascenseur social pendant les « 30 Glorieuses ». L’inspiration keynésienne des politiques économiques a servi de catalyseur à cette époque.

La troisième phase du capitalisme est celle que nous vivons aujourd’hui avec comme toile de fond les politiques de Thatcher et Reagan (dont le livre de J. Stiglitz explique les méfaits). De manière concomitante une refonte des entreprises a été nécessitée par un épuisement du modèle précédent, notamment à cause de la baisse du rendement des économies d’échelle et du changement progressif des besoins (les besoins de base étant satisfaits dans les sociétés développées). C’est l’analyse de ce phénomène, et de son impact sur les mentalités collectives qui fait tout l’intérêt de ce livre.

Le second repère structurant la thèse est de distinguer deux types de critique : la critique sociale (classique) qui a pour objet la répartition des richesses (l’égalité) et la critique dite « artistique » qui a pour objet la motivation des travailleurs. Cette deuxième critique résulte de la satisfaction des besoins de base : les travailleurs de plus en plus éduqués (dont l’individualisme est par ailleurs favorisé par la montée de l’hyper consommation) cherchent davantage une satisfaction hédoniste dans le travail que simplement de quoi survivre. On retrouve ici les deux composantes de la revendication soixante-huitarde qui n’avaient effectivement rien en commun (la fameuse rencontre improbable de l’ouvrier et de l’étudiant dans la manifestation, qui faisait rigoler les plus lucides de l’époque). La conjonction d’un besoin individuel de réalisation personnelle des travailleurs et le besoin d’une main d’oeuvre créative et motivée pour les entreprises a été le moteur des transformations du monde du travail pendant les années 80. La prise de pouvoir simultanée par la finance (pure coïncidence) a été le cocktail corrosif qui a réduit en poussière un demi-siècle de conquêtes sociales. Ceci subrepticement (sans plan et sans complot) et avec la complicité (non consciente) de chacun. Les tenants de la critique sociale classique se sont retrouvés hors jeu, annihilés par la disparition de l’objet même de leurs discours. Les catalyseurs de la transformation (les cols blancs) se sont retrouvés rejetés en fin de processus, exactement comme tout bon catalyseur ayant terminé son travail.

Le troisième et dernier repère qui structure cette analyse est la notion d’« épreuve » qui doit faire la différence entre celui qui est simplement « fort » et celui qui est considéré comme « grand » (c’est à dire fort et légitime). Pour le « fort » tous les moyens sont bons pour réussir, y compris les plus indignes. A l’inverse le « grand » réussit en respectant les règles, donc sans susciter l’indignation, mais tout au contraire l’admiration. La « grandeur » répond toujours à des valeurs partagées au sein d’un espace de biens communs qu’ils nomment une « cité ». Le capitalisme suscite quatre types d’indignation : l’inauthenticité, l’oppression, la misère et l’égoïsme. Ainsi les champions du Tour de France étaient d’authentiques « géants de la route » dans la « cité » sportive, avant que les affaires de dopage les ravalent au rang de tricheurs besogneux et méprisables. De même l’usage de la violence (l’oppression) indigne toutes les cités (sauf quelques unes comme la maffia) car elle transgresse le bien commun le plus précieux : les règles qui permettent de vivre ensembles. La stabilité sociale exige que chacun accepte (c’est à dire considère comme « juste ») la place attribuée à chacun. Peu importe le critère de sélection, que ce soit la naissance (ancien régime), une épreuve de mathématiques (méritocratie française d’après guerre), l’argent (aujourd’hui) ou un 50 mètres nage libre : il suffit que l’épreuve soit reconnue par tous comme juste. Le passage vers la troisième phase du capitalisme s’est accompagné d’un glissement des valeurs reconnues : l’abandon de la compétence et de l’efficacité au profit de la flexibilité et de la mobilité. On admirait le bon gestionnaire, on admire dorénavant le prédateur opportuniste. Il y a révolution (ou réforme) quand les épreuves anciennes (qui structuraient l’ordre social révolu) sont remplacée par d’autres. Cette réforme là s‘est faite en catimini, par une suite orientée de micro-déplacements imperceptibles. L’indignation, qui est le moteur de la critique, ne peut s’alimenter que s’il y a divorce évident entre l’ensemble des critères reconnus comme justes et la situation telle qu’elle est perçue (qui peut différer notablement de la situation réelle, par myopie). Ainsi le « darwinisme social », qui est prôné par les dominants (on comprend aisément pourquoi) peut être une valeur acceptée par les dominés s’ils la considèrent comme juste (après tout chacun a ses chances, ne serait-ce que de gagner au Loto…) et si la misère qu’il engendre n’indigne pas suffisamment.

Voyons plus en détail le processus :

Il faut d’abord observer que l’adhésion au capitalisme n’est pas naturelle, puisqu’il consiste pour les uns (le plus grand nombre) à abandonner la totalité du résultat de leurs efforts contre de maigres moyens de subsistance, et pour de rares autres à accumuler (sans espoir d’aboutir) une masse de plus en plus considérable de richesse abstraite qui n’a (passé un certain seuil) plus aucun rapport avec la satisfaction de besoins de consommation. Il y a donc fortement besoin d’une idéologie dite : « l’esprit du capitalisme », pour obtenir l’engagement de tous les acteurs.

Cet engagement semblait aller de soi pendant les « Trente Glorieuses » où chacun avait toutes les raisons d’espérer une vie meilleure, sinon pour lui, du moins pour ses enfants. Comme la situation est devenue exactement inverse, on doit se demander par quel enchantement chacun intègre la nécessité d’être soumis « à la dure loi du marché ». A moins que cet enchantement n’existe déjà plus et que nous vivions (ce que d’aucuns affirment) l’équivalent de la fin de l’empire romain dans un « sauve-qui-peut » général…

Au tournant des années 70, le besoin d’autonomie des cadres a rencontré le besoin de renouvellement des entreprises. La montée générale du niveau d’instruction (qui est probablement le phénomène dominant d’après guerre) a mis sur le marché du travail (en période de plein emploi) la classe d’âge du baby-boom, dont une bonne partie n’envisageait pas avec sérénité d’entrer dans le carcan du « métro-boulot-dodo », et avait des aspirations d’autonomie et de réalisation personnelle, axées davantage sur la qualité du travail que sur la quantité de revenus. Parallèlement, la satisfaction des besoins de base, via les entreprises géantes, ne pouvait plus soutenir la « destruction créatrice » (J. Schumpeter) dont le capitalisme a besoin pour exister (l’accumulation de capital est un processus, ce ne peut être un état stable). Ainsi le capitalisme a du inventer sans cesse de nouveaux besoins (importance du marketing) et renouveler sans cesse, sur la base de nouvelles technologies, ses produits et ses outils. De même l’organisation du travail a été bouleversée.

Ainsi la « direction par objectifs » présente le triple avantage de répondre aux aspirations à l’autonomie, de mesurer objectivement la contribution réelle de chacun, et de libérer le management d’avoir à exercer un contrôle tatillon. La rétribution en fonction des résultats peut sembler plus « juste » que la rétribution à l’ancienneté (qui ne faisait que récompenser la fidélité, avec des relents de clientélisme). Le revers de la médaille a été évidemment l’abaissement des règles collectives et des solidarités. Ceci combiné avec le triomphe de l’individualisme auquel le système pousse les consommateurs (il n’y a jamais eu autant d’objets strictement personnels, du walkman au téléphone mobile) amène la guerre économique de chacun (autant comme consommateur, que - ce qui est nouveau - comme producteur) contre tous.

Le rejet de la hiérarchie pesante des « petits chefs » et la nécessité de s’adapter de plus en plus vite aux changements, en surfant sur toutes les vagues qui se présentent, amène le triomphe du « chef de projet » qui fait exploser l’organisation des entreprises « réenginerées ». Le « chef de projet » n’a aucun pouvoir hiérarchique, au sens classique, il est là pour dynamiser, motiver, et faire aboutir des « projets » à l’horizon de plus en plus court (au point qu’ils peuvent être obsolètes avant même d’avoir vu un début de réalisation). L’effondrement du bloc soviétique ne plaide pas pour un retour à la planification, au contraire la « flexibilité » devient le mot d’ordre. Les qualités attendues d’un chef de projet ne sont pas la fidélité ou la constance dans les idées, mais au contraire la flexibilité et l’adaptabilité. Il doit être nomade, sans entrave, sans a priori. Paradoxalement l’aptitude à trahir, qui était un défaut, devient une qualité. Il n’est plus important d’investir dans la durée, de capitaliser patiemment un savoir- faire, ou d’être fidèle à une organisation. Tout au contraire, ce qui prime est la faculté de tourner la page, de rebondir, de tout abandonner d’un coeur léger pour enfourcher le dernier projet à la mode. La seule fidélité encore admise est l’intérêt personnel (la dernière boussole) et - ce qui revient au même - la dévotion au système (garant de l’implication dans le projet, pourvu qu’il paye bien, ou valorise la personne). Le « cadre » doit disparaître au profil du « manager », lequel est avant tout un entraîneur d’hommes et un intuitif, un pilleur d’idées (qu’il n’a pas même besoin de comprendre pour faire circuler) et non le lent constructeur d’une expertise. Quand il y a besoin de compétences techniques néanmoins, on fera appel à un « expert », qui devra accepter d’être marqué du sceau de l’infamie : « non adaptable » (par définition), et auquel on ne demandera surtout pas de gérer du personnel (ce qui serait revenir aux « travers » de l’organisation ancienne).

Le client (auquel on demande de plus en plus de travail, en plus de pousser son caddy) est « mis au centre », ce qui a pour avantage de réduire encore et d’économiser la fonction d’encadrement hiérarchique. Le client, délateur/contrôle qualité/expression de besoins, remplace tout à la fois le marketing, l’état major, et les chefs d’atelier. La stratégie se résume en un mot : satisfaire le client pour en tirer le maximum d’argent. La pression du marché pèse directement sur chaque employé, jusqu’au plus bas de l’échelle. L’intégration de cette contrainte débouche sur l’autocontrôle. Au final, la revendication d’autonomie de la critique « artistique » est entièrement satisfaite, et même dépassée, en tout cas parfaitement récupérée.

L’entreprise se pense en milieu incertain, imprévisible, dangereux, ce n’est plus une bataille rangée mais la guérilla urbaine, la seule chance de survie est la capacité de manoeuvre. Les entreprises se « dégraissent » et s’organisent « en réseau ». Le vrai pouvoir devient insaisissable, la responsabilité est diluée entre une nuée de sous-traitants. Il faut se délester des fardeaux (les coûts fixes) sur d’autres, moins réactifs ou moins manoeuvrants. Toutes les fonctions non stratégiques sont « externalisées ». Le « réseau » n’est pas contraint par les organisations en place, il s’adapte parfaitement au concept de projet, lequel n’est rien d’autre qu’un sous-réseau aux connexions temporaires. Les projets eux-mêmes n’ont pour finalité que d’étendre ou de renouveler les réseaux. Le nouveau héros est un médiateur, auquel la timidité est interdite.

Les « épreuves » qui jalonnent une carrière changent complètement. L’épreuve reine est la fin du projet et le critère dominant est l’employabilité en fin de projet. La sanction est l’exclusion. Il y a d’un coté ceux qui ont profité du projet pour augmenter leur employabilité, et qui sont réclamés par d’autres projets, d’autres aventures encore plus palpitantes. De l’autre ceux qui ne peuvent que rester « scotchés » à un projet qui n’existe plus, qui sont incapables de « rebondir », et dont l’employabilité tombe à zéro. C’est comme s’il y avait une armée de paysans collés à la glèbe qui voyait un sol ingrat les retenir après avoir libéré le fruit de leur travail, alors que des compagnies de brigandage vident les greniers en passant. Les premiers ont beau se dire que les seconds n’auraient rien à razzier s’ils n’avaient pas été là, ils ne peuvent que subir l’exploitation puis l’exclusion, sans pouvoir courir après des voleurs mobiles légers et bondissants.

Toute « grandeur » impose des sacrifices, et le héros moderne doit aussi quelque part être un « martyr ». Il ne suffit pas de faire allégeance complète au système, il ne suffit pas de savoir « mentir sans broncher » et d’user de son « charisme » sans compter pour obtenir l’engagement total des autres (sans s’impliquer soi-même au delà du stricte nécessaire pour sa future employabilité). Il faut pour devenir un parfait caméléon abdiquer toute conception personnelle. Il faut pour garder sa mobilité renoncer à tout statut et à toute stabilité. Pour s’impliquer dans les réseaux, la ressource rare est le temps et il faut renoncer à toute préservation de créneaux de temps sanctuarisés pour la vie personnelle. Un peu de masochisme peut aider ce nouveau Stakhanov.

Si on s’intéresse maintenant aux anti-héros, les sédentaires non nomades, les nouveaux perdants, il faut comprendre comment la nouvelle « gouvernance » d’entreprise va leur faire tomber sur la tête un déluge de calamités. Il faut donc s’intéresser au phénomène concomitant qu’a été la prise de pouvoir par la finance. Il n’y a pas véritablement de liens de cause à effet, ni dans un sens ni dans l’autre, entre la récupération trop réussie de la critique « artistique » et l’hégémonie de la finance globale. Il ne s’agit que d’une « conjonction funeste » comme on dit en astrologie.

Déjà la première crise pétrolière en 73 avait été un avertissement : les ressources sont limitées, donc la croissance ne peut être infinie (du moins pour les activités qui consomment de la matière) et la civilisation industrielle est dépendante de ressources qui ne sont pas forcément réparties de façon idéale au plan géopolitique. Un premier coup de tonnerre dans un ciel serein. Le fatalisme, qui est le lot d’une majorité de peuples du monde, pointe à nouveau son nez en Occident.

Pendant la seconde phase du capitalisme les directeurs installés aux commandes étaient forts et les actionnaires dispersés étaient faibles : ils se contentaient d’encaisser les dividendes sans trop se poser de questions (sleeping partners). La Bourse était historiquement basse. La financiarisation a consisté en ce que les actionnaires décident d’user de leur pouvoir et se mettent à exiger du rendement de leurs investissements. La concentration des actions entre les mains de peu de décideurs, via les fonds de pension (retraites par capitalisation du monde anglo-saxon), a été le moteur de cette montée en puissance de l’actionnaire, ou plus exactement de son fondé de pouvoir. Mais un financier n’est pas un patron propriétaire du premier âge du capitalisme : il n’est pas attaché à une entreprise dont le devenir l’indiffère totalement. L’argent est un écran parfait (un mur) entre le burnous qu’il faut faire suer d’un coté et la plus value qui s’inscrit dans un bilan de l’autre. L’argent est surtout parfaitement mobile, c’est du « vif-argent », infiniment plus agile que le plus versatile des chefs de projet.

C’est l’acteur parfait des mauvais coups : vite fait, ni vu ni connu, comme le furet, il court, il court, il passera par-ci, il passera par là…

Le financier sait que son rôle d’actionnaire lui permet de quitter l’entreprise du jour au lendemain. La seule chose qui compte est le prochain bilan trimestriel qui porte les dividendes et aussi (malheureusement) la valeur estimée de l’entreprise à la Bourse. Pendant les périodes d’euphorie boursière, on ne regarde même plus le dividende, et seule compte la valorisation boursière qui permet de jouer les bons coups (qui se résume en gros à vendre l’entreprise plus chère qu’on ne l’a achetée). Ceci a deux conséquences considérables sur la gouvernance des entreprises : premièrement la dictature du court-terme (l’avenir peut crever car il appartiendra à d’autres) ; deuxièmement l’inscription de tous les investissements (notamment humains) dans la colonne des « dépenses ». Le financier ne fait que passer : il achète l’entreprise sous- évaluée (peu importe sa valeur réelle, souvent son bilan est mauvais car elle vient de réaliser des investissements productifs), il la pressure pour lui faire rendre de l’argent, puis ayant démontré sa rentabilité retrouvée, il la revend plus chère, forcément à un confrère qui ne sait rien faire d’autre que de tenter de rejouer le même coup.

Pour faire rendre de l’argent à une entreprise tous les moyens sont bons, mais le plus simple est de comprimer les dépenses : c’est plus simple et plus rapide que de conquérir de nouveaux marchés ou de réaliser de nouveaux produits via l’innovation. Surtout il faut moins de compétences : n’importe qui sait faire une addition. Alors que pendant le second âge du capitalisme, et pendant la période keynésienne, le personnel faisait partie des actifs de la société, c’était même son actif le plus précieux, qui lui donnait son âme et ne la faisait ressembler à aucune autre, il tombe du jour au lendemain dans la catégorie des dépenses à comprimer. Pour le roi directeur, les employés étaient ses sujets, et toute diminution d’effectif était une perte de pouvoir. Pour le roi financier les employés sont une tare du bilan. Il est même évident, pour les industries les plus gourmandes en main d’oeuvre, qu’il est plus rentable de produire des chômeurs que n’importe quel autre produit ou service. D’où les annonces chaque matin que telle entreprise vient de réaliser 30% de bénéfices en plus et prévoit de licencier prochainement 10 000 personnes. En poussant cette logique jusqu’au bout, le Roi financier vainqueur du grand Monopoly final raflera les dernières actions qui lui manquaient juste avant que toute les lumières s’éteignent. Et le savetier ne continuera de siffloter dans son échoppe que s’il a pris la sage précaution d’y installer quelques clapiers pour nourrir sa famille.

Mais que font les représentants du peuple pendant tout ce temps ? D’abord ils sont aussi analphabètes sur le sujet d’un bord que de l’autre, au point qu’on se demande qui est le clone de l’autre. Il n’est que voir les débats stériles sur les nationalisations/privatisations dont le summum a été la démission du « ni-ni », brandie comme le comble de la sagesse. Et Jospin a davantage privatisé que Juppé, juste pour démontrer sa maîtrise des questions économiques et le goût de la pensée socialiste pour le paradoxe. Pourtant il n’y a pas besoin d’être un expert (il suffit de lire J. Stiglitz par exemple) pour comprendre que, au delà des dogmes, le véritable problème est celui du processus qui consiste à privatiser les bénéfices et à nationaliser les pertes (lequel n’est rien d’autre que le processus exactement inverse de l’impôt).

Surtout les nations sont aujourd’hui réduites à l’impuissance du fait de la mondialisation. Pendant la seconde phase du capitalisme les mécanismes keynésiens fonctionnaient car les ouvriers et les consommateurs étaient les mêmes. Il fallait bien payer les ouvriers, une fois pour faire tourner l’usine, une seconde fois pour avoir des clients.

Aujourd’hui ils sont disjoints et le système tourne dorénavant à l’envers. Au plan global il faudrait continuer à payer les producteurs pour avoir des consommateurs, mais chaque entreprise a intérêt dans son périmètre à faire très exactement l’inverse, à payer des producteurs au rabais dans un pays pour satisfaire des consommateurs aisés dans un autre. Il a même intérêt a le faire le plus vite possible, ceci avant que les autres n’aient eu le temps d’en faire autant. En effet à la longue les travailleurs des pays pauvres risquent de devenir plus exigeants (les travailleurs de Renault en Roumanie ont eu le culot de demander 100% d’augmentation) et les consommateurs des pays anciennement riches totalement paupérisés (ils vivent soit des indemnités de chômage qui creusent les déficits publics, soit provisoirement à crédit Cf. la crise des « subprimes »). Pour que mon bilan augmente, il faut que mes concurrents continuent de payer leurs employés pour que je puisse leur vendre des produits tandis que je met les miens à la porte.

Puisque personne ne peut pratiquer seul dans son coin une relance keynésienne (sous peine d’aggraver localement sa situation, ce qui fait ressusciter le protectionnisme comme moyen de briser ce cercle vicieux) les politiques ne peuvent que proclamer de manière incantatoire que le chômage est la première de leur préoccupation. Ce dont on peut douter, sauf si on parle de préoccupation électorale bien entendu. Non seulement le personnel politique est à l’abri du chômage (on peut même dire que plus les choses vont mal et plus leur travail est facile) mais leur clientèle aussi. Il est même remarquable que le coeur de l’électorat du parti socialiste, censé représenté les plus fragiles, est le moins menacé (niveau d’instruction, fonction publique …).

Ceci nous ramène au sujet principal : par quel miracle le corps social accepte-t-il l’exclusion comme principal vecteur de la société ? La réponse est évidemment : ça me va bien tant que ce sont les autres qui sont concernés.

Aujourd’hui la sanction sociale n’est plus le maintien à sa place, en bas de l’échelle, mais l’exclusion. C’est ici que la critique sociale prend son coup le plus sérieux, le coup fatal. Il ne faut pas négliger l’importance du « bouc émissaire » pour souder les sociétés. Le fascisme et le stalinisme ont beaucoup joué là-dessus, pourquoi l’ultra-libéralisme négligerait un mécanisme si commode ? Il suffit de dire que l’exclu du monde du travail est un incapable, un paresseux (c’est bien de sa faute)… N’est-il pas en train de vivre au crochet des vrais travailleurs (soumis à des pressions de plus en plus fortes) en profitant de l’aide sociale ? On peut même faire d’une pierre deux coups en expliquant que les fonctionnaires - ces planqués à l’abri du mal commun - sont complices et à mettre dans le même sac (ce qui prépare de futures juteuses privatisations). Il est très facile de manipuler l’opinion en exploitant un contexte de crainte et d’incertitude. Il y a moins de 100 ans les Français et les Allemands se sont jetés par millions les uns contre les autres pour s’exterminer (en réalité pour faire réaliser des profits à Krupp et Schneider). Aujourd’hui il est facile de mettre sous le joug des milliards de menacés du chômage en leur laissant espérer qu’il restera une dernière petite place au soleil. Chacun regarde sa feuille de paie – individualisée - à demi contrit du faible montant, mais en espérant bien fort que ce ne sera pas la dernière.

La guerre économique de chacun contre chacun étant déclenchée, les conditions sont donc réunies pour amoindrir les solidarités d’entreprise (le champ d’action des syndicats, déjà bien faibles en France et décimés par les restructurations, s’en trouve anéanti). Les interactions entre individus, chacun renvoyé à son périmètre d’individu séparé, ne sont plus organisés que par les prix. La baisse de vigilance inexcusable des premières années, pendant que le virus de l’exclusion s’installait, a complètement disqualifié les instances représentatives. L’exclu du monde du travail n’est pas syndiqué, il est aussi exclu de la manif. Les nouveaux entrants dans le monde du travail, qui connaissent les pires difficultés, n’ont jamais vu un syndicaliste de leur vie, pas plus qu’un dinosaure en chair et en os. Le patronat a beau jeu de proclamer que le droit du travail est le principal obstacle au droit au travail, ce qui permet de faire passer toutes les réformes qui accroissent encore la flexibilité, donc la précarité, dernière étape avant l’exclusion. L’habileté consiste à substituer progressivement au droit légiféré le droit négocié, en misant sur la dissymétrie locale des rapports de force. Il s’en suit un déplacement progressif des épreuves de grandeur (où les faibles ne sont pas injustement défavorisés) vers de pures épreuves de force, où la rapidité (qui engendre l’absence de règles) et le manque de scrupules sont la clé du succès. Dans un monde en réseau, l’exploitation «connexionniste » permet à l’opportuniste d’abuser de la confiance des moins mobiles (en les poussant un peu plus vers l’exclusion) tout en profitant des biens sociaux (la collectivité doit réparer les dégâts) pour disparaître avec la caisse, avant d’avoir payé ses dettes morales ou pécuniaires.

Le « maître des horloges » fait impunément les poches de ses admirateurs médusés. La confiance (qui plus que le pétrole est le carburant des affaires) ayant tendance à se faire rare (ce n’est pourtant pas une ressource fossile), on voit les entreprises de plus en plus préoccupées de l’éthique des affaires. Il est clair que le marketing écologique par exemple a de beaux jours devant lui, même si cette marchandisation des bons sentiments devrait suffire à alimenter la suspicion. Un certain nombre de critères environnementaux ou de « commerce équitable » voient le jour, mais nous sommes encore bien loin d’une normalisation minimale de la troisième phase du capitalisme.

Si l’exclusion est devenue le principal facteur d’oppression, comme son inverse la sécurité était un facteur de libération, il n’y a rien de plus urgent que d’y mettre fin. La reconquête d’un statut pour le travailleur nomade (sous forme d’aides pour passer d’un boulot à un autre, de formation continue la vie durant …) ne devrait pas être vue comme une marche arrière, mais bien au contraire la condition même de la survie du système en réseaux. A condition d’éviter l’écueil d’un retour au clientélisme et d’une prime à la paresse (la vraie qui est rare, pas celle inventée par le néolibéralisme, prétexte aux exclusions imméritées qui sont les plus nombreuses). Un autre point tout aussi fondamental sera de rendre sa dignité à l’être humain, face aux valeurs de l’argent. Il semble qu’on ait atteint une limite et que la rémunération des dirigeants et autres parachutes dorés soulèvent de tels scandales que la sphère des nantis va devoir procéder à son autolimitation (au moins par peur de la guillotine médiatique dans un premier temps). Enfin les biens communs fondamentaux, comme l’air et l’eau, la diversité biologique, devraient être mis à l’abri de l’emprise de la sphère marchande. La montée de la conscience écologique (bien que fortement manipulée) peut laisser vivre quelques espoirs de ce coté. Enfin l’éducation doit rester un bien commun, or elle est gravement menacée aujourd’hui car l’information est un puissant facteur de discrimination sociale (on peut relire à ce sujet avec profit Pierre Bourdieu).

La critique sociale et la critique « artistique » sont souvent opposées, mais elles se complètent. Le système lui-même ne peut se passer de la critique, sinon il s’effondrerait sous ses propres contradictions (on en voit un accident aujourd’hui), il ne peut mobiliser sans incorporer une dimension morale. Si la critique est dans le creux de la vague c’est qu’elle s’est laissée surprendre. Il importe donc de la remettre à jour, et d’urgence. Les sources d’indignation plus vivaces que jamais devraient y aider. Nul ne sait si la « cité par projets » que ce livre appelle de ses voeux pourra advenir (j’ai peur qu’il soit bien tard).

Ces quelques pages ne font que caricaturer ce livre extrêmement riche, auquel on se reportera avec profit (bien qu’il ne se lise pas comme un roman, c’est un pensum).

Le diagnostic étant posé, ceci serait bel et bon si la situation n’était pas aussi grave, et la seule question qui importe vraiment est celle-ci : et maintenant que faire ?

Je suggère modestement :

Premièrement ouvrir les yeux d’un maximum de personnes en montrant que la situation actuelle n’est aucunement une fatalité, mais bien une construction humaine, démontable comme telle.

Deuxièmement ne pas se prêter soi-même au jeu.

Troisièmement soutenir les initiatives qui visent à renforcer le bien public et notamment à remettre de la moralité dans les affaires. Ceci sans se laisser berner par les beaux parleurs qui prétendent pouvoir le faire à votre place (en vérifiant bien les tenants et les aboutissants des propositions les plus séduisantes, en surveillant l’autre main du prestidigitateur pour être bien certain qu’en donnant un peu de son temps, ou son obole, ou son bulletin de vote, on ne joue pas contre son propre camp par inadvertance).